Comment décidons nous ? Quelle est la bonne décision ? Quelle est la décision rationnelle ? Comment bien peser le pour et le contre ? Qui se cache derrière ce « je » que nous croyons connaître si bien ? Sommes-nous si différents des animaux que ce que nous pensons spontanément ? D’où nous vient ce besoin de solidarité que nous réclamons plus depuis qu’elle s’est (dans certains endroits du monde) institutionnalisée, « rationalisée » ? Comment se fait-il que certains théologiens, herméneutes, philosophes, poètes furent-ils , souvent, en avance sur les connaissances scientifiques à propos de l’homme ! Einstein se plaisait à dire qu’il rêvait ses équations. Pourquoi pressentons-nous que tous les modèles économiques se sont trompé, qu’il leur manque toujours quelque chose ?
Que nous disent, aujourd’hui, les sciences de l’homme de toutes ces questions ?
25/10/2010 « Sur les épaules de Darwin »
Sur les épaules de Darwin, sur les épaules des géants. Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin, voir dans l’invisible à travers l’espace et à travers le temps, voir au plus profond de nous, cette flamme intérieure qui tremble en nous, ce que nous ressentons, vivons, voyons, rêvons, imaginons, avons l’intention de faire. Nous hisser sur les épaules des géants, pour essayer de voir plus loin, pour essayer de découvrir les frontières toujours nouvelles de la science et explorer les relations entre science et éthique, science et société.
Durant les précédentes émissions, nous avons exploré nos mondes intérieurs, la richesse de nos mondes intérieurs, l’empathie, la sympathie, la mémoire, les différentes formes de mémoire.
Émission « Sur les épaules de Darwin » du 25/10/2010 que vous pouvez écouter en lisant sa retranscription ci-dessous.
Une contemporaine de Darwin, la poétesse Emily Dickinson, célébrait cette richesse de nos mondes intérieurs en écrivant :
« Le cerveau est plus vaste que le ciel, car mêlés côte à côte, l’un contiendra l’autre aisément et toi en plus. Le cerveau est plus profond que la mer, car tiens les bleu pour bleu, l’un absorbera l’autre, comme le font des éponges, des baquets. Le cerveau ajuste le poids de Dieu, car pèse les, livre pour livre et ils différeront s’ils diffèrent comme la syllabe du son. »
Deux siècles plus tôt, Descartes, le grand Descartes, avait radicalement séparé le corps de l’esprit et l’homme de l’animal. L’un de ses contemporains, un partisan de cette idée de l’animal-machine, écrivait que les animaux mangeaient sans plaisir, hurlaient sans douleur, grandissaient sans le savoir, ne désiraient rien, ne craignaient rien et ne connaissaient rien. Deux siècles plus tard, Darwin pensait que, comme nous, l’univers mental émergeait chez les animaux, émergeait de leur corps. Il pensait comme l’avait dit il y a longtemps Shakespeare, que nous sommes de cette matière sur lesquels naissent les rêves, mais que les animaux aussi sont de cette matière sur lesquels naissent les rêves, les joies, les craintes, les peurs et que c’était de ces ancêtres animaux, de certains de ces ancêtres animaux, qu’avait émergé ce qu’y faisait la richesse de nos mondes intérieurs.
Darwin pensait que ce qu’il y avait de plus humain en nous et de plus ancestral, ce ne sont pas nos capacités les plus abstraites, nos capacités intellectuelles, ce sont nos émotions.
C’est ce que nous ressentons, c’est la capacité de partager les émotions, les mondes intérieurs des autres, que tout cela joue un rôle extrêmement important dans notre vie : les joies, les craintes, les peurs, le bonheur, l’inquiétude, la sérénité et que ça colore notre vie. Non seulement nos émotions surgissent de nos corps, mais elles s’impriment sur notre visage, dans notre voix, dans nos gestes et nous sentons bien que ces émotions modifient le fonctionnement de notre corps… Le rythme de notre cœur augmente ou diminue ; le rythme de notre respiration change et l’une des questions que se posait Darwin et qu’explorent aujourd’hui les neurosciences est de tenter de savoir jusqu’à quel point ces émotions peuvent modifier profondément le fonctionnement de nos corps. Jusqu’à quel point elles interviennent dans ce qui nous est le plus propre, dans nos opérations les plus abstraites, dans nos décisions, dans nos choix. C’est ce que nous allons découvrir aujourd’hui.
Jusqu’où les émotions peuvent-elles avoir exercé des effets sur notre corps ? Jusqu’où les émotions peuvent-elles influer sur la manière dont notre corps fonctionne ?
Darwin accordait une très grande importance à ce qu’il avait nommé la sélection sexuelle, c’est-à-dire, en particulier chez les oiseaux, le choix pendant la parade nuptiale, par les femelles, des mâles qui ont les plus beaux plumages et les plus beaux chants. Il voyait dans ce choix, l’origine du sens de la beauté, de l’émotion esthétique et, avec l’instinct parental, il voyait l’origine du développement des liens affectifs, des liens avec l’autre. Il pensait que les oiseaux femelles au cours de ces parades ressentaient profondément une émotion.
Les recherches ont montré que lorsqu’une femelle a choisi un mâle qui lui plaît (un mâle qu’on qualifierait comme beau) l’œuf qu’il pond est en général, plus gros, et l’oisillon plus robuste que si elle n’a pas pu choisir le mâle qui lui plaît le plus et l’interprétation des successeurs de Darwin, pendant très longtemps, a été que ce que nous appelons « la beauté du mâle », n’est qu’un indicateur, une étiquette, le sommet émergé de l’iceberg et qu’en fait cela traduit des caractéristiques de robustesse. Si le plumage est beau, c’est que l’animal sait se défendre contre des parasites, qu’il a donc un système immunitaire, un système de défense très robuste. Si son plumage est très beau, très voyant, et que son chant est très clair, il est exposé aux prédateurs qui vont le chasser et s’il est en vie c’est qu’il réussit très bien à leur échapper. L’idée était que l’œuf est gros et l’oisillon est robuste, tout simplement, parce que la constitution génétique du père a été transmise à l’enfant.
Il y a quelques années les chercheurs ont fait une découverte étrange dans certaines espèces d’oiseaux comme les pinsons : si on bague les mâles avec une bague d’une couleur rouge, les femelles se mettent à les trouver les plus beaux, quels que soient leur plumage et leurs chants. Et si on leur met une bague verte, ce sont les plus laids. Pour la première fois, il devenait possible de voir les conséquences, d’explorer les conséquences du choix d’un mâle par les femelles de manière totalement indépendante de la constitution des caractéristiques génétiques du mâle. Et on a découvert que lorsqu’une femelle avait choisi un mâle qu’elle trouvait beau, qui avait une bague rouge, l’œuf était plus gros et l’oisillon était plus robuste.
Nous ne savons pas ce qui se passe à l’intérieur de l’univers mental de ces oiselles, mais ce que nous voyons, c’est que l’émotion qu’elle ressent modifie le fonctionnement de son corps et en particulier la sécrétion de certaines hormones et modifie aussi profondément le corps de l’enfant qui est en train de se construire en elle. Les émotions peuvent donc exercer des effets profonds.
Il y a des cas où les émotions peuvent exercer des effets qui sont extrêmement défavorables. Une expérience a été faite il y a une dizaine d’années : des chercheurs enferment des souris dans des tubes transparents ; les souris n’ont pas mal, mais elles ne peuvent pas s’enfuir. Elles ont sans doute une peur, une sensation d’enfermement, une sensation d’impuissance, une forme de stress. Cela ne dure que quarante-huit heures, car deux fois par jour elles sont libérées pour pouvoir courir et se nourrir. Et au bout de deux jours, il se passe quelque chose de tout à fait spectaculaire : leur système immunitaire (leur système de défense contre les microbes et le cancer) s’est effondré. Il s’est dans sa plus grande partie autodétruit.
Et les recherches ont montré que c’est une hormone, un neuromédiateur qui, libéré par le cerveau, va entraîner dans ces circonstances, l’autodestruction du système immunitaire. Une émotion intense, bien que relativement brève, en l’absence même de douleur, une angoisse peut donc profondément altérer le fonctionnement du corps et compromettre ses capacités de défense.
Mais les émotions, l’état d’esprit, peut aussi prévenir des maladies.
Il y a des recherches qui sont faites, dans lesquelles les souris sont rendues malades (maladies neurodégénératives, l’équivalent d’une maladie de Parkinson, d’Alzheimer) pour essayer de comprendre la maladie et essayer de découvrir de nouveaux traitements. Et ces souris, lorsqu’on introduit à l’intérieur du corps, à l’intérieur des gênes parfois la cause de la maladie, parfois vont tomber malade et mourir. Mais il y a sept huit ans des chercheurs se sont demandé ce qu’il se passerait si on changeait l’environnement dans lequel vivent ces souris, si l’on rendait cet environnement plus vivant, plus attrayant, permettant une vie plus intense. Ils ont donc diminué le nombre de souris dans les cages, mélangé les deux sexes dans la même cage, mis dans les cages des objets attrayants qui attirent l’attention, ils les ont changés régulièrement, ils ont caché la nourriture dans un labyrinthe pour exercer la mémoire et ont parfois rajouté une roue dans laquelle la souris pouvait courir et exercer son activité physique. Qu’ont-ils observé ?
Soit la maladie qu’on a introduite dans les corps, dans les gênes, se développe beaucoup plus tard, soit elle ne se développe pas du tout.
Qu’en est-il chez nous ? Qu’en est-il chez l’être humain ? Nous ne le savons pas. Mais on voit à quel point penser être persuadé que la maladie est inscrite à l’intérieur du corps, que rien ne peut la modifier, peut être source d’abandon, parce que l’on se dit que de toute façon il n’y a rien à faire. Et dans cet abandon, il y a non seulement quelque chose qui est très inhumain, mais il y a peut-être quelque chose qui, en soi, aggrave la maladie.
La manière dont nous interagissons avec les autres, n’influence pas simplement les émotions, l’état d’esprit, mais peut retentir profondément sur le fonctionnement du corps et sur le développement ou non des maladies.
Jusqu’où les émotions peuvent influencer le fonctionnement de nos corps ?
Parmi nos émotions il y en a qui concernent notre manière d’appréhender l’avenir et qui dépendent souvent de nos interactions avec les autres, de nos attentes, c’est l’espoir, c’est la confiance.
Depuis longtemps la médecine a remarqué les effets mystérieux de l’espoir et de la confiance, c’est ce que l’on a appelé l’effet placebo. L’effet placebo a longtemps été considéré par la médecine moderne comme un problème gênant, parce que lorsque l’on donne à quelqu’un quelque chose, une substance qui n’a pas d’effet sur la maladie, comme un peu de farine dans une gélule, et bien si la personne pense que c’est un médicament, pense que ça va l’aider, pense que ça va l’aider à guérir, il y a souvent un effet bénéfique sur les symptômes ou le développement de la maladie. Il ne suffit pas que la personne le croie, il faut que la personne qui lui donne le placebo le croie aussi. Et l’on constate donc que la confiance, l’espoir sont contagieux. Si la personne qui le donne sait que cela n’agira pas, que c’est simplement un placebo, cela se lit sur son visage, cela s’entend dans sa voix. C’était ennuyeux pour la médecine, parce que si l’on veut voir si un médicament est actif marche et bien il faut faire la preuve que ça marche mieux que rien, parce que « rien » a un effet.
La confiance, l’espoir, a un effet. Cela ne fait qu’une dizaine d’années que des chercheurs se sont posé la question de savoir comment cela fonctionne. Comment l’espoir et la confiance modifient le fonctionnement du corps ?
Cela a été testé dans un certain nombre de situations. En cas de douleurs chroniques du visage, on donne un placebo et la personne, souvent, est soulagée.
Qu’est-ce qu’il se passe ? La personne est en train de fabriquer l’équivalent de la morphine, l’équivalent d’un antalgique, des endorphines. Elle sécrète, libère donc ce qui va entraîner la disparition de sa douleur. Cela a été testé aussi dans la maladie de Parkinson, où il y a une disparition progressive de petites régions qui permettent la sécrétion d’un médiateur important (la dopamine). C’est pour cela que l’on donne la L-dopa, qui est la substance qui permet de remplacer ce médiateur naturel.
Mais si l’on donne un placebo, souvent la situation s’améliore.
Et des études récentes ont montré que la personne qui croit qu’elle va aller mieux, qu’on est en train de la traiter, fabrique un surcroît de cette dopamine qui lui manque. Cela veut dire que l’effet placebo, la confiance, marche au moins dans ces cas. Parce que croire que l’on va aller mieux, que l’on va être aidé, fait que le corps se met à se soigner.
L’effet placebo est cet effet positif de la confiance, de l’espoir, sur le fonctionnement du corps. A contrario, croire qu’un traitement ne va pas marcher, croire que ça ne va pas aller mieux peut empirer l’état du corps. C’est ce que l’on appelle un effet nocebo et cela pose une question complexe à propos de l’information médicale.
Avant, du temps de nos grands-parents, de nos arrières grands-parents, les médecins, dans une médecine très paternaliste, avaient trouvé un moyen de faire fonctionner l’effet placebo : on mentait au patient, on disait qu’il allait guérir, même s’il n’allait pas guérir et donc il se sentait bien. Mais il y a une soixantaine d’années, on a décidé que l’on ne pouvait pas mentir à un patient, que chaque personne était responsable et devait donc pouvoir choisir son traitement. C’est un pilier de ce que l’on appelle l’éthique médicale moderne, ce que l’on appelle le choix libre et informé, car pour choisir il faudrait être informé, dit-on (croit-on). Mais on mesure bien aujourd’hui qu’une information, complète totale, un formulaire de quatre pages dans lequel on nous dit que l’on peut mourir, devenir invalide, etc. peut avoir un effet qui va diminuer l’efficacité du traitement. Il s’agit alors d’un effet nocebo.
Effet nocebo.
On réalise aujourd’hui que l’information devrait être un compromis entre, savoir suffisamment pour pouvoir choisir librement, mais ne pas en savoir trop pour ne pas perdre l’espoir et la confiance. Et que l’information devrait être un processus de dialogue, car il faudrait évaluer jusqu’où la personne veut être informée et quel type d’information elle veut (peut) recevoir.
Il n’y a pas simplement nos interactions avec les autres qui peuvent modifier le fonctionnement de leurs corps, de leurs émotions, ou leur comportement, il y a aussi le simple fait d’observer une situation. On a souvent l’impression qu’un observateur est neutre, mais observer c’est souvent modifier.
Parfois même en l’absence d’un observateur le fait de croire qu’on est observé et de croire que l’observateur a des idées préconçues, peut modifier un comportement. Il y a des études qui ont été faites par des universités américaines où l’on tire au sort des étudiants qui sont d’origine africaine et des étudiants qui sont d’origine européenne et on leur fait passer des tests de connaissance.
Les résultats des tests sont identiques pour les deux groupes.
Puis on leur demande de faire quelque chose d’un peu différent : on leur demande d’indiquer sur le formulaire anonyme, la couleur de leur peau avant de faire le test.
Pour les étudiants à couleur de peau blanche, cela ne change absolument strictement rien à leurs résultats. Par contre pour les étudiants à couleur de peau noire, les résultats deviennent mauvais.
Donc la simple idée qu’un correcteur, qui en l’occurrence n’existe pas, va avoir un préjugé racial et va moins bien les noter leur fait perdre leur moyen.
Le même type d’expérience a été fait en Inde avec des enfants de treize quatorze ans, cette fois par oral : on fait passer un test de connaissance à des enfants tirés au sort parmi des castes dites inférieures (ces castes ont un rôle ou ont joué un rôle très important en inde) ou des castes dites supérieures.
Les résultats pour les enfants des mêmes classes issues de castes différentes sont identiques.
Puis on refait la même chose, mais avant que les enfants répondent on leur demande de préciser de quelle caste ils sont issus.
Pour les enfants qui appartiennent à des castes supérieures, cela ne change rien au résultat, mais pour les enfants dont les parents sont de caste inférieure, les résultats deviennent mauvais.
L’idée, une fois de plus, que l’on se fait de la manière dont on va être jugé par l’autre, peut avoir un effet profond de modification des comportements.
Le regard que nous portons sur les autres, le discours que nous tenons sur les autres, a des effets qui peuvent être positifs ou négatifs.
« Les quatre cents coups, a dit Henry-Georges Clouzot, est un film qui m’a positivement emballé, le film le plus sensible que j’ai vu depuis la guerre. »
– « Tes parents disent que tu mens tout le temps »
– « Je mens, je mens de temps en temps quoi, des fois ils… je leur dirais des choses qui serait la vérité, ils ne me croiraient pas,alors je préfère dire des mensonges. »
Vouloir rechercher chez des enfants de trois ans, comme on essayait de le faire il y a quelques années, comme cela a été proposé, des signes qui seraient annonciateurs d’une future délinquance grave, violente à l’âge adulte, en informer les enseignants, en informer les parents n’est pas quelque chose d’anodin. Car, non seulement, il n’y a pas de base scientifique valable pour une telle démarche, mais on comprend désormais à quel point cela peut influencer l’idée que ces enfants se font d’eux-mêmes, leurs comportements et leur avenir.
Définir, classer, catégoriser, prédire n’est pas neutre.
Notre regard fait partie du monde intérieur des autres, et le regard des autres fait partie de notre monde intérieur.
Nous savons que les émotions peuvent modifier le corps, et même s’imprimer dans le corps d’un descendant en train de se construire. Mais peuvent-elles s’imprimer à travers plusieurs générations ?
Il existe des lignées de souris, qui ont été créées en laboratoire, dont tous les individus sont génétiquement identiques. C’est-à-dire que ce sont des jumeaux vrais qui se reproduisent de génération en génération. Les différentes lignées peuvent se distinguer par des comportements différents : une façon différente de ressentir leur environnement, de se mouvoir dans cet environnement. Certaines lignées sont plutôt anxieuses et ont dans leurs cerveaux des distributions de récepteurs pour certaines hormones de stress qui sont particulières, et puis d’autres sont plus calmes et présentent des différences dans l’expression de ces récepteurs dans leurs cerveaux. Puisque ces lignées sont différentes, pendant longtemps la question fut : quels sont les gènes qui sont responsables de ces caractéristiques de comportement, d’émotion devant l’environnement ?
Il y a une quinzaine d’années, une équipe canadienne a décidé de faire une expérience un peu différente, en se demandant ce qu’il se passerait si l’on prenait un nouveau-né d’une lignée génétique anxieuse et qu’on le faisait élever par une mère d’adoption d’une lignée calme, ou l’inverse.
On a observé que lorsque le nouveau-né devient adulte, son comportement anxieux ou calme, et la manière dont est structuré son cerveau ressembleront à la mère d’adoption et non à la mère génétique. Il y a donc une empreinte, là encore, de l’enfant en train de grandir, une empreinte de ces quelques jours de contact (parce que c’est court chez la souris) avec la mère.
Mais il y a une chose encore plus surprenante. Si le nouveau-né est une femelle et qu’à son tour elle a des enfants, alors ses enfants, lorsqu’ils grandiront, auront les caractéristiques d’anxiété, de calme, de la grand-mère d’adoption et non pas de la grand-mère génétique. Il y a donc transmission héréditaire de caractères acquis, transmission héréditaire d’une réponse émotionnelle particulière.
En fait rien n’est transmis, d’un point de vue biologique, de parents à enfants.
À chaque génération, indépendamment des impacts génétiques entre les deux lignées, les émotions vécues par la mère et les effets qu’elles exercent sur son corps, son comportement, vont exercer des effets sur la manière dont se construit le corps de son enfant et ainsi l’empreinte des émotions sur le corps peut se transmettre de génération en génération. Un peu comme la lumière des étoiles qui nous parvient et qui peut nous parvenir d’une étoile qui a déjà depuis longtemps disparu.
Les émotions peuvent donc influencer profondément le fonctionnement et la construction des corps.
Nous savons aussi que les émotions peuvent jouer un rôle important en influençant nos choix, nos décisions. Nous savons que nous pouvons être emporté par la colère, nous pouvons être transporté de joie et que cela va influencer nos choix et nos décisions.
Mais il y a une autre question qui a été posée, et qui est de savoir si dans nos choix les plus réfléchis, les plus rationnels, nos décisions les plus abstraites, les émotions interviennent aussi.
Moi je propose que chacun de nous se prononce sur un départ possible.
Jean-Pierre ? – faut rester ! Depuis quand on obéit aux armes ?
Paul ? – je pense qu’il faut partir ! Progressivement.
Célestin ? – je suis malade, je veux partir.
Luc ? – partir c’est mourir ! Je reste !
Michel ? – Personne ne m’attend nulle part. Je reste.
Amedé ? – Je ne sais pas encore, il faut réfléchir. Et prier ensemble.
Et toi Christian ? – Je suis d’accord avec Amedé, je trouve qu’il est prématuré de décider. »
Un extrait du film : « Des hommes et des dieux », réalisé par Xavier Beauvois.
Antonio Damasio, est un neurobiologiste qui a été l’un de ceux qui ont proposé que les émotions jouent un rôle essentiel dans nos choix dits rationnels, dans nos décisions réfléchies… Nous ne pourrions pas véritablement choisir si nous ne nous projetions pas dans des émotions futures : j’espère ceci, je crains cela…
Cette question du rôle des émotions dans les choix, dans les décisions, est une histoire ancienne, qui commence il y a plus de cent cinquante ans, par un épisode tragique.
En 1848, un jeune homme de vingt-cinq ans, Phinéas Gage, qui travaillait à la compagnie des chemins de fer, sur la côte Est des États-Unis, a un accident extrêmement grave. Son travail consiste à manipuler des explosifs, et un baril de poudre qu’il est en train de manipuler explose. Une barre de fer pénètre dans sa joue gauche et ressort par la partie supérieure de son crâne. Par miracle il survit et se rétablit. Il garde apparemment ses fonctions intellectuelles intactes, la plupart de ses sensations, mais son comportement change radicalement. Il est devenu impulsif, insouciant, émotionnellement instable et surtout il apparaît comme incapable de prendre des décisions rationnelles, des décisions réfléchies dans son propre intérêt.
Que lui est-il arrivé ? Les études des lésions de son crâne après sa mort, ont indiquées, ont suggérées, qu’une partie du cerveau, qu’une partie à l’avant du cerveau a été lésée et certains (dont son médecin généraliste) vont se demander si cette partie pourrait jouer un rôle essentiel dans la régulation et l’intégration des émotions.
Plus d’un siècle plus tard, Antonio Damasio et ses collaborateurs vont, chez des patients qui présentent des petites lésions dans la même région, observer la même indécision, la même difficulté de faire des choix.
Damasio a, donc, pensé que nous ne choisissions jamais sans que les émotions n’interviennent…
Si je veux décider de prendre un chemin court ou un chemin long, il faut savoir si je suis pressé, si j’attends quelque chose, ou si j’ai envie de flâner ou de me reposer.
D’autres comme Angela Sirigou à Lyon, ont proposé que le problème, chez ces patients, ne serait pas un manque d’anticipation émotionnelle (je vais être content, je ne vais pas être content), mais un manque de regrets. Car, au fond, à bien y réfléchir, il est très difficile de reconnaître ce que l’on a regretté et que l’on ne veut pas reproduire comme émotion.
Quoi qu’il en soit ces hypothèses nous invitent à mesurer l’importance des émotions dans nos choix.
Aussi, l’idée de certains économistes que nous serions de purs agents rationnels, dont le seul but serait d’optimiser nos bénéfices (en termes économiques et financiers) est une fiction, une fable. Car dans tous les domaines de la vie, nous opérons nos choix en fonction d’émotions, d’attentes, de rêves, d’espoirs et d’inquiétudes. Et quand une personne n’opère ses choix qu’en fonction de critères uniquement rationnels, sans aucune autre considération, nous la trouvons « inhumaine », voire irrationnelle.
Les avancées des neurosciences ont conduit à des découvertes surprenantes.
Nos mondes intérieurs se révèlent comme des continents inconnus. Au début du mois d’octobre 2010, dans l’émission sur la mémoire, nous avons évoqué les travaux d’un Canadien Wilder Penfield, qui au cours de ses opérations dans les années 1940-1950, avant de retirer une lésion du cerveau, vérifiait qu’il n’y avait pas à proximité une région importante en stimulant les cellules nerveuses avec une électrode. Or un jour il découvre, lorsqu’il stimule une région du cerveau, que la personne ressent des picotements dans telle ou telle région, dans telle ou telle partie de son corps. Penfield vient de découvrir les premières cartes du corps à la surface du cerveau.
Beaucoup plus tard, d’autres neurochirurgiens ont découvert, dans les mêmes circonstances, qu’il y a une toute petite région, qui lorsqu’on la stimule provoque des larmes, des accès de sanglots.
- C’est très triste disait le patient !
- mais qu’est-ce qui était si triste ? demandait le neurochirurgien.
- je ne sais pas, mais c’était très triste.
Ensuite d’autres petites régions ont été découvertes, dont la stimulation provoque le fou rire.
- C’était extrêmement drôle !
- mais qu’est-ce qui était si drôle ?
- je ne sais pas, mais c’était très drôle
Et ainsi se révèle partiellement les régions de notre cerveau qui interviennent dans l’émergence de nos émotions que l’on recrute habituellement dans des réseaux complexes qui leur donnent sens, mais que ces expériences peuvent dissocier soudainement faisant surgir la tristesse hors de tout contexte, ou la gaieté hors de toute raison particulière d’être gai.
Antonio Damasio a placé en exergue de son dernier livre « l’autre moi-même » qui vient de paraître, ces mots du poète portugais, Fernando Pessoa :
« Mon âme est un orchestre caché, je ne sais pas de quels instruments cet orchestre joue et raisonne en moi, corde et harpe, timbales et tambour, je ne me connais que comme symphonie. »
Nous ne nous connaissons que comme symphonie et nous découvrons peu à peu les instruments qui composent cet orchestre.
Les neurosciences n’ont pas fait que révéler certains mécanismes impliqués dans l’émergence de nos émotions, elles ont permis aussi de développer de nouveaux traitements. Les traitements antidépresseurs, qui permettent de lutter contre la dépression, contre cette profonde mélancolie, contre cette tristesse envahissante, qui empêche de vivre. Et des médicaments qui permettent de stabiliser une situation particulière dans laquelle il y a des successions de phases d’euphorie, d’hyperactivité et de profonde dépression et qu’on appelle les troubles bipolaires. Mais, à côté de ces approches médicamenteuses, qui modifient nos émotions et de nous soulager, de vivre, il y a eu des approches plus surprenantes. Pour comprendre, il faut remonter dans le passé.
En 1983, un neurochirurgien français, Alim–Louis Benabid, opère un patient qui souffre de mouvements anormaux, mais avant de l’opérer, il stimule une région profonde du cerveau avec une électrode et s’aperçoit que les mouvements disparaissent. Il décide à ce moment d’implanter cette électrode, pour faire une stimulation permanente, profonde, du cerveau. Et ça marche !
Quelques années plus tard, il fait la même chose avec des patients atteints de maladie de Parkinson, qui sont résistants aux traitements médicamenteux. Et ça marche !
C’est une approche qui est étrange, parce que le traitement est purement suspensif. Pour des raisons de sécurité, on peut de l’extérieur changer l’intensité du courant ou l’interrompre. Le patient lui-même peut l’interrompre s’il y a des effets secondaires, et l’on s’aperçoit que, même des années plus tard, si l’on coupe le courant, les symptômes reviennent immédiatement exactement comme avant. La stimulation profonde de ces régions du cerveau permet de suspendre, tant qu’elle existe, des manifestations pathologiques.
Il existe d’autres maladies, dans lesquelles cette approche a fait preuve de son efficacité comme les troubles obsessionnels convulsifs, qui sont comme la manifestation d’une inquiétude, d’une angoisse (les personnes sont en train de répéter indéfiniment les mêmes gestes : se laver les mains, se relaver les mains, refermer la porte à clef sans cesse et cela les empêche de vivre.) Là encore la stimulation profonde du cerveau, permet de soulager ces symptômes.
Dans les dépressions qui résistent au traitement des médicaments, les dépressions les plus graves, ces implants, cette stimulation profonde permet aussi de sortir de la mélancolie.
Plus les neurosciences avanceront dans leurs découvertes remarquables et dans leur pouvoir d’intervention, de modification de nos émotions, de nos états mentaux, de nos performances, de nos comportements et plus se posera la question de savoir, quelles sont les frontières entre la maladie la souffrance. Et la question de la singularité, la diversité de notre vie. Quand la tristesse est-elle une émotion qui nous construit, qui participe de notre vie, lors d’un deuil, lors d’une rupture ? Quand est-elle une maladie ? Quand faut-il la faire disparaître ?
On pressent bien aujourd’hui que, plus des possibilités de traitements deviennent disponibles, en particulier quand les médicaments provoquent peu d’effets secondaires, plus la tentation devient grande de modifier nos émotions, nos états d’esprit. On en prend encore plus la mesure depuis une dizaine d’années parce que les antidépresseurs ont moins d’effets secondaires qu’avant et, ainsi, ce que l’on considérait il y a dix ans comme n’étant pas une dépression (les symptômes sont simplement un peu de tristesse) est devenu une dépression et une indication au traitement.
Il y a d’autres circonstances aussi où l’on a connu cela. Lorsque des enfants sont profondément dérangés, souffre à cause d’une hyperactivité très grande, et d’une impossibilité de fixer leur attention, on s’est aperçu qu’une amphétamine, la Ritaline, permettait d’améliorer leur état et de leur permettre de se libérer de ces symptômes. Et comme on s’était aperçu que cela rendait les enfants plus calmes, il y a eu une tendance à la prescrire souvent. Aux États-Unis, par exemple, il y a plus de trois millions d’enfants, de jeunes enfants, qui sont sous Ritaline jusqu’à l’âge adulte… Au lieu de se dire que l’on va adapter l’école à la singularité, à la diversité du comportement de chaque enfant, il existe une tentation d’adapter l’enfant à ce que l’on attend de lui…
Ces magnifiques avancées médicamenteuses ne peuvent faire l’impasse sur le risque de normativisation, le risque d’essayer de rendre chacun semblable à ce que l’on attend de lui.
Aussi, les vraies questions pourraient être : à partir de quand la modification de nos mondes intérieurs, de nos émotions, de nos états d’esprit, est une source de libération, permet de soulager des souffrances, ou des obsessions ? Et quand au contraire est-elle un risque d’appauvrissement et de contrainte ?
Depuis cent cinquante ans, la révolution darwinienne a progressivement effacé des frontières entre des catégories qui nous paraissaient radicalement distinctes. La matière et le vivant, l’animal et l’humain, le corps et l’esprit. Et ces représentations nouvelles, en particulier ce que nous apprenons de nos mondes intérieurs, sur nos émotions, peuvent donner un sentiment d’émerveillement, mais parfois aussi de désenchantement, voire de déshumanisation, parce que la science explique, explore, comprend et manipule ce qu’elle étudie en le considérant comme un objet vu de l’extérieur…
Comment faire en sorte que les sciences ne nous rendent pas étranger à nous-mêmes et aux autres ? Comment faire en sorte qu’elles ne nous conduisent pas à penser, devant une imagerie cérébrale où l’on voit des zones s’activer, que l’amour, l’émotion, la mémoire, le regret, ça n’est que ça, ça ne serait que ça.
« La science quand elle parle de nous », disait le philosophe Martin Buber, dans un très beau livre qui s’appelle « Je et tu ».
« La science quand elle parle de nous, il ou elle, et nous, nous vivons, comme un je qui dis tu et attend de l’autre qu’il nous dise tu, pour que nous puissions construire un nous. Et il nous faut chaque fois réapprendre à mettre ce que la science nous a appris sur nous en tant que il et elle au service de ce je, de ce tu et de ce nous. »
Les avancées des neurosciences sont fascinantes, extraordinaires, et notre pays est l’un de ceux où les pionniers des neurosciences ont le plus fait avancer les connaissances et les traitements modernes.
La stimulation profonde dont je vous ai parlé est maintenant utilisée dans le monde entier. Et pourtant il y a quelque chose de particulier dans notre pays par rapport à d’autres pays en Europe et dans le monde : lorsque nous ne pouvons pas guérir, nous avons tendance à abandonner, nous avons tendance à une certaine forme d’indifférence. Et parmi les personnes atteintes de handicaps émotionnel, relationnel, intellectuel, de handicaps mentaux, il est difficile de faire en sorte que les enfants puissent être à l’école. Il est difficile de faire en sorte que les personnes adultes puissent vivre près des leurs, dans leur village, dans leur ville… On a tendance à les envoyer en institution, parfois même hors de nos frontières, comme en Belgique. Pour les personnes qui sont atteintes de maladies psychiatriques, par exemple la schizophrénie, c’est encore plus violent, parce que ces personnes nous font peur, et beaucoup font partie des 100 000 personnes sans domicile dans notre pays. D’autres sont enfermés en prison. Mais enfermer en prison quelqu’un qui est atteint d’une maladie mentale grave n’est sûrement pas le meilleur moyen de s’en occuper et de le soigner.
Nous savons ce qu’il faut faire quand nous avons les moyens de traiter de guérir, mais nous avons du mal à prendre soin, à soigner, à accompagner, à intégrer. En anglais, on en a beaucoup parlé ces derniers temps, « soigner » se dit « to care », et le mot « care » a deux sens. C’est le soin au sens médical du terme, mais c’est aussi attacher de l’importance à la personne. « To care for somebody », c’est attacher de l’importance à la personne. L’empathie (la sympathie) est cette émotion qui nous permet de ressentir les émotions des autres, près de nous et plus loin à travers le monde, et leur donner de l’importance, les prendre en considération, ne pas être indifférent.
La semaine du 20 octobre 2010 a eu lieu, à l’ONU, la réunion des chefs d’État du monde entier pour fixer à nouveau les objectifs du millénaire. Huit millions d’enfants meurent chaque année avant l’âge de cinq ans dans le monde. Deux millions de personnes meurent chaque année de SIDA, alors que nous avons les médicaments, les traitements qui nous permettraient de les sauver. Trois cent cinquante mille mères meurent en couche chaque année. Un milliard de personnes souffrent dans le monde des maladies de la faim. Un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable et sont malades des eaux souillées et polluées !
Le prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz vient de publier le rapport qu’il a dirigé sur la crise économique et l’a remis à l’ONU. Dans ce rapport il propose des solutions pour que l’économie, pour que les institutions qui régulent l’économie dans le monde puissent contribuer à ces biens communs à l’humanité, que sont : la paix, la prévention de la pauvreté, la prévention de la mortalité infantile, la prévention de la faim dans le monde.
Qu’est-ce qui devrait nous tenir éveillés la nuit, nous empêcher de dormir ? demandait récemment un autre prix Nobel d’économie, Amartya Sen, les injustices que nous pouvons réparer, les tragédies que nous pouvons prévenir.
Dans un monde de plus en plus globalisé, de plus en plus interdépendant ; l’interdépendance devrait faire naître la coresponsabilité, car d’une certaine façon nous sommes chacun tous ensemble responsables de tous les autres.
« Aucun être humain n’est une île », disait le poète John Donne, dans ce poème qu’Hemingway a mis en exergue de « Pour qui sonne le glas. »
« Aucun être humain n’est une île, chaque être humain est une partie du continent »
Et il nous faut faire en sorte qu’aucune personne ne soit une île à la dérive, que chaque personne soit une partie du continent, de notre continent, de notre commune humanité.
Crédits phonographiques
EMILY LOISEAU. L’autre bout du monde label : fargo parution : 2007
BAZBAZ. Insectes label: sakifo parution : 2010
CINDY LAUPER, ALLEN TOUSSAINT, BB KING. « Early in the mornin » label : naïve parution : 2010
CHEIKH LO. Il n’est jamais trop tard label : World circuit parution : 2010
TINDERSTICKS et CARLA TORGERSON. « Travelling light label » : Island parution : 1995