Une nouvelle alliance ?
Nous avions décidé de passer quelques jours en bord de Meuse pour fêter ce Noël particulier dans « notre bulle ».
Effet du solstice d’hiver, réminiscence des guirlandes de Noël de mon enfance ? Je ne sais. Mais j’avais eu l’envie irrépressible d’emmener un petit brasero pour faire du feu sur la terrasse… à quelques mètres du fleuve.
Le feu, l’eau et la lumière !
Lorsque les premières flammes commencèrent à nous parfumer,
je m’interrompis pour mieux entendre…
La Meuse gorgée des dernières pluies grognait, geignait, chantait.
Elle filait à grande vitesse, elle tourbillonnait, elle bouillonnait.
Je restai là un long moment, fasciné par la force des eaux assombries
par la terre que les pluies avaient arrachée au flanc des collines.
J’étais hypnotisé par les puissants et imprévisibles tourbillons fracassant l’air en craquements, en claquements, en gémissements oscillants de la jubilation à la colère la plus noire. Et c’est comme si la vie refluait du plus profond de moi.
Plonger dans sa mémoire. Se souvenir. Et renaître.
Écrit Pascal Quignard
Depuis quelques années l’eau préoccupe tous les hommes sur terre, car elle pourrait venir à manquer et des catastrophes se préparent… Il faudrait, nous dit-on, « décroître ». Il faudrait nous abstenir, devenir sobres et éteindre le feu qui commence à embraser la terre où la diversité s’effondre. Il faudrait aussi acquiescer au mode de pensée dominant : c’est de notre faute, c’est de notre très grande faute.
Mais les années passent et force est de constater que cette façon d’aborder la catastrophe ne porte pas ses fruits.
La cathédrale est en feu et rien ne parvient à l’éteindre malgré nos pieux souhaits et notre contrition.
J’étais donc assis à quelques mètres du courant, en train de souffler sur les premières petites flammes du feu que j’avais tant désiré quand je me suis souvenu de ce jeune philosophe-aventurier qui nous invite à changer de paradigme.
Et si nous nous étions trompés sur la nature de la « nature » ?
On imagine volontiers le monde vivant aujourd’hui comme une cathédrale en feu. Mais le tissu du vivant, cette aventure de l’évolution qui trame ensemble toutes les espèces de la biosphère, n’est pas un patrimoine figé et fragile. Il est une force dynamique de régénération et de création continue. Le vivant, ce n’est pas une cathédrale en flammes, c’est un feu qui s’éteint.
Comprendre le vivant de cette façon rend visibles les paradoxes qui nous lient à lui. Il n’a pas besoin de nous, mais il est à défendre. Il est affaibli par nos atteintes, mais plus puissant que nous. Ce n’est pas nous qui l’avons fait, c’est lui qui nous a fait. Le défendre, ce n’est pas le rebâtir comme une cathédrale en ruine, c’est l’aviver. Il peut toujours repartir si nous lui restituons les conditions pour qu’il exprime sa résilience et sa prodigalité natives. Le problème devient désormais : comment raviver les braises ? Cette voie nous redonne une puissance d’agir.
Baptiste Morizot
Alors donc, il se pourrait que l’on doive inventer une nouvelle alliance entre l’eau –force de régénération et de création indispensable– et le feu qui est la moitié de la vie, comme disent les dictons d’oc et les proverbes de Provence.
Et je fis le vœu de mobiliser mon courage afin réveiller en moi la vitalité des fleuves tout en ravivant de tout mon souffle les braises du vivant. Alliance de l’eau et du feu.
Accroupi près de mon petit brasero à quelques mètres de la Meuse prête à déborder, voilà ce qui s’imposa.
Petit pied de nez aux lieux communs du moment comme la « résilience », le rebond, la psychologie positive, l’acceptation et toutes ces fariboles que d’aucuns vantent, quitte à en faire un business « bienveillant »… sans oublier le fameux bonheur !
Et s’il y avait une autre voie à l’opposé de ces visions fort angéliques (me semble-t-il ) ?
Lucrèce et à sa suite Nietzsche invitent, eux, à raviver notre puissance d’agir… désespérément
et
à toujours reconquérir le souffle de la Force majeure (Clément Rosset)… seule vraie joie pour l’Homme qui sait, depuis la nuit des temps, que l’histoire se termine toujours mal et qu’il ne peut échapper au tragique.
Cette conscience du tragique, Sapiens la doit au lobe frontal (lieu de ses grandes capacités stratégiques, mais aussi de sa conscience aiguë du futur et de son destin inéluctable.)
A contrario, la dégradation du lobe frontal (tumeur, maladie dégénérative, accident, lobotomie) provoque ce que l’on appelle l’« insouciance dorée »… demain n’existe plus (ou si peu). C’est ainsi que les personnes qui souffrent de troubles frontaux n’ont plus accès aux grandes questions existentielles (qui ont toutes rapport à notre fragilité et notre finitude)… Et la conscience du « tragique » de l’existence disparait. D’où l’observation paradoxale d’une augmentation de la propension au bonheur chez beaucoup de personnes très âgées. Michel Serres (qui nous a quitté il y a peu) en est un bon exemple. Il a, en effet, raconté beaucoup de bêtises en fin de vie… avec un grand sourire.
Alors, et pour autant que notre cerveau soit intègre, on peut acquiescer à la proposition de Rosset :
« Ce qui produit du plaisir est la capacité des êtres humains à résister au malheur. »
À la suite de Nietzsche, Clément Rosset considère que c’est la mise à l’épreuve qui donne sa valeur à la vie, parce que l’on peut se confronter d’égal à égal au tragique. Pour ces penseurs, notre vitalité se mesurerait à l’aune des épreuves… elle serait tragique et joyeuse ou ne serait pas.
La mise à l’épreuve est inévitable, n’en déplaise aux vendeurs de bonheur qui ont écumé le monde occidental à partir des années 50. Car, non, le pire n’est jamais derrière, c’est un « toujours-déjà-là. », un toujours-possible !
Et les autres formes de joie seraient alors accessoires, dérisoires, illusoires et temporaires (Club Med, alcool, drogues, achats…) Qu’est ce que je serais heureux si j’étais heureux ! Woody Allen
Rosset utilise des termes comme « amour pour le réel » ou « joie de vivre » qui se rapprochent du sens de la joie tragique : réaffirmer le réel à travers l’instant présent, malgré sa condition imprévisible et variable. Il suggère aussi une nouvelle responsabilité : la confrontation d’égal à égal entre le tragique et l’humain qui préserve sa vie malgré les échecs.
Il reprend dans une perspective nietzschéenne le terme de « joie tragique » et affirme, après s’être confronté à notre condition tragique : « Toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule. »
Il rejoint en cela Montaigne
Tragique : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant. »
Et joyeux : « C’est chose tendre qu’est la vie. »
Sandra Kim applaudirait sûrement… sans blague !!!
J’aime, j’aime la vie… même si c’est une folie…
Yves Seghin, décembre 2020