Toi et moi_Ressentir, la conscience, la douleur..

« Le lien qui nous rattache aux autres »  Jean-Claude Ameisen.  déc. 2012

Au commencement est la relation. […]
Toute vie véritable est rencontre.
Martin Buber. Je et Tu.

Que ma première connaissance soit de toi
Dans la Lumière chaude du matin –
Et ma première Crainte, que l’Inconnu
T’engloutisse dans la nuit –
Emily Dickinson. Que ma première connaissance soit de toi…

« Je est un autre. »
« Si je n’existais pas, toi non plus tu n’existerais pas. Puisque moi, c’est toi avec ce besoin que tu as de moi ».

Ci-dessous : l’émission en MP3 et la transcription que j’en ai faite en tremblant !

Sur les épaules de Darwin, sur les épaules des géants. Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin, voir dans l’invisible à travers l’espace et à travers le temps, voir au plus profond de nous, cette flamme intérieure qui tremble en nous, ce que nous ressentons, vivons, voyons, rêvons, imaginons, avons l’intention de faire.

Au tout début de notre existence : Ressentir
Que savons-nous de nous-mêmes ? Que savons-nous des autres ? En dehors du langage, en deçà du langage, en l’absence des mots.
Qu’avons-nous appris sur nous-mêmes et sur les autres au tout début de notre existence ? Avant le langage, avant les mots ; quand découvrir le monde et les autres, quand nous découvrir nous-mêmes, c’était simplement ressentir.
Cet étrange et merveilleux pouvoir que nous avons dès la naissance de vivre en nous et de ressentir les émotions et les intentions de l’autre à partir de ce que nous en percevons par ses gestes, son regard, le son de sa voix !
Dès la naissance, dès que nous venons au monde commence à se tisser ce lien vital entre le nouveau-né et sa mère, ce dialogue, cet échange à partir desquels
nous nous découvrons à mesure que nous découvrons l’autre.
Et nous découvrons l’autre à mesure que nous nous découvrons.

Quand la mère, dit Freud, aide l’enfant dans son incapacité à s’aider lui-même, dans son dénuement, dans sa vulnérabilité, dans sa fragilité, dans son désir de relation. Quand la mère apprend à l’enfant à aimer et à se sentir aimé.
Quand la seule chose que nous savons, dit la poétesse Emily Dickinson, quand la seule chose que nous savons de l’amour est que l’amour est la seule chose qui existe, et que c’est suffisant.
Quand ma première connaissance est de toi, dit Emily Dickinson, quand ma première connaissance est de toi dans la lumière chaude du matin, et ma première crainte, que l’inconnu t’engloutisse dans la nuit.
Nous ressentons ce besoin de l’autre, nous découvrons, éblouis, le sourire et le regard d’une mère que nous faisons nôtre, d’un parent que nous faisons nôtre avant même de découvrir le sens des mots, avant le langage, avant l’abstraction, avant la capacité de raisonner.

Nous émergeons dans ce creuset ancien de toute relation d’amour à venir, dans la plénitude de ce tout premier lien qui jaillit de la rencontre entre deux êtres, qui jaillit de deux êtres en interaction, qui permet aux deux êtres de se dépasser.
Quand le nourrisson découvre qu’il dépend entièrement de ses parents et que ses parents découvrent qu’ils dépendent de leur nourrisson sans défense, quand dans leur langage intérieur encore si différent, les parents et le nourrisson ressentent ce qu’exprimait le poète mystique du 17° siècle, Angélus Silesius, « Si je n’existais pas, toi non plus tu n’existerais pas. Puisque moi, c’est toi avec ce besoin que tu as de moi ».

Nous émergeons dans ce creuset ancien de toute relation d’amour à venir, dans la plénitude de ce tout premier lien qui jaillit, dit François Cheng, de la rencontre entre deux êtres, qui jaillit de deux êtres en interaction, qui permet aux deux êtres de se dépasser. Cet espace qu’il y a entre eux et qu’il appelle « la véritable transcendance » est dans l’entre-deux, dans cet entre-deux qui permet la relation. Ce qui se passe entre deux êtres, dit François Cheng, est aussi important que ces deux êtres eux-mêmes. Et cette intuition ancienne de la cosmologie chinoise, poursuit Cheng, rejoint la pensée d’un philosophe du 20° siècle, Martin Buber pour qui la personne humaine apparaît quand elle entre en relation avec une autre personne humaine.

http://www.lesamisdenemesis.com/?tag=cinq-meditations-sur-la-beaute

François Chen

Nous apparaissons pour la toute première fois quand nous entrons en relation avec d’autres qui se penchent vers nous, nous sourient, nous parlent, nous prennent dans leurs bras. Et personne ne naît une seule fois, dit la romancière et poétesse Ann Michaels. Personne ne naît une seule fois. Si nous avons de la chance, nous émergerons à nouveau, un jour, dans les bras d’une autre personne.

Le premier lien, le tout premier lien…
Ce besoin d’entrer en relation avec l’autre, cette merveilleuse capacité à entrer en relation avec l’autre, si évidente dès la naissance, débute dans de nombreuses espèces animales avant même la naissance. Non pas encore la capacité à partager les émotions et les intentions de l’autre, mais la capacité à inscrire une partie de l’autre dans son monde intérieur en train d’émerger.

Le premier lien, le tout premier lien… Chez des oiseaux le son du chant de la mère, chez les mammifères l’odeur de la mère.

En mai 2012 des chercheurs d’Espagne, d’Italie et du Canada publiaient une étude dans la revue Current Biology. Ils avaient étudié le comportement de fœtus de poulet dans leur œuf, sans les perturber, durant le dernier tiers de leur développement avant l’éclosion. Ils avaient étudié les mouvements de leurs corps en enregistrant les vibrations de l’œuf et l’activité de leur cerveau par imagerie cérébrale. Leur étude avait pour objectif d’explorer si une stimulation de l’environnement extérieur pouvait changer l’état d’activité du cerveau des embryons de poulet. Les chercheurs avaient mis en présence les œufs, durant les cinq jours précédents l’éclosion, soit avec l’enregistrement de l’appel d’une mère poule à ses petits, soit avec le même enregistrement qui avait été modifié de telle sorte que la voix de la mère poule ne soit plus audible en tant que telle. La diffusion de l’appel de la mère poule avait entraîné une activation globale et coordonnée du cerveau des fœtus qui ressemblait à celle du poussin à l’état de veille après l’éclosion. La voix de la mère agit à travers la coquille de l’œuf comme le baiser du Prince charmant sur la Belle au bois dormant. La voix de la mère éveille le cerveau du fœtus. Plus tard, quand le petit poussin aura brisé la coquille de son œuf et découvrira sa mère, ce ne sera pas la première fois qu’il la rencontrera ; il a déjà entendu sa voix.

Il est difficile chez des nouveau-nés de faire la part entre l’inné et l’acquis. Cette capacité du cerveau à s’éveiller, avant la naissance, au son de la voix d’une mère est un phénomène inné. Mais cet éveil du cerveau avant la naissance, quand il se produit, résulte d’un phénomène acquis : avoir entendu la voix de sa mère.

Chez les mammifères, certains comportements après la naissance résultent de manière semblable d’un apprentissage, d’une expérience vécue pendant la vie fœtale ou juste au moment de la naissance. Il en est ainsi d’un comportement essentiel, vital : la première tétée, la première ingestion de lait au sien maternel.

Je vous avais dit que des chercheurs de Californie et de Grande-Bretagne avaient exploré cet apprentissage et avaient publié leur étude en octobre dans la revue Current biology.

Les chercheurs ont découvert que des souriceaux nouveau-nés ne vont téter pour la première fois que s’ils retrouvent sur la mamelle de leur mère une odeur qu’ils ont déjà perçue auparavant, l’odeur du liquide amniotique dans lequel baignait le fœtus avant sa naissance. Et une fois que le souriceau aura tété pour la première fois, le plaisir intense qu’il ressent (cette sensation de chaleur, de satiété, de satisfaction) lui apprendra à rechercher la tétée même en l’absence de toute odeur de liquide amniotique sur les mamelles de sa mère.

Ainsi, qu’il s’agisse de la voix de la mère que l’oisillon entend alors qu’il est encore dans son œuf ou qu’il s’agisse du parfum du liquide amniotique de sa mère que le souriceau sent avant de naître ou au moment de sa naissance, il y a très tôt une empreinte du monde extérieur, du monde de la mère qui joue un rôle essentiel dans le développement du cerveau et des comportements du tout petit…

Le tout premier lien.

Mais ce tout premier lien peut aussi être un lien qui permettra, après la naissance, non pas au tout petit de reconnaître sa mère, mais à la mère de reconnaître son petit. Une sorte de mot de passe que la mère apprend à son petit avant sa naissance et que le petit prononcera à sa naissance et qui pour la mère signifiera : « C’est bien mon enfant qui me parle, qui s’adresse à moi ! »

… Suit la longue description de l’étude sur les passereaux et les coucous (qui squattent le nid des passereaux). In Current biology.

Les coucous squattent les nids de passereaux et pourraient se faire passer pour eux et être nourris par les mères passereaux. Mais ils naissent quelques jours avant les passereaux et, ainsi, n’ont pas le temps de mémoriser la signature vocale de la maman passereau. Ou ils l’apprennent mal et, ainsi, ils incitent moins les parents passereaux à les nourrir.

Et si les coucous ont poussé les œufs des passereaux hors du nid avant qu’ils n’éclosent, les parents passereaux quittent le nid pour en fonder un autre lorsqu’ils ne reconnaissent pas dans les jours qui suivent la naissance des oisillons la signature particulière, personnelle, singulière que la mère leur a enseigné pendant qu’elle couvait les œufs, cette signature qu’elle transmet à ses petits avant leur naissance et qu’elle a enseignée à son compagnon qui a appris à reconnaître cette signature de la mère dans les appels des oisillons.

Et ainsi, chez de petits passereaux, chez les merlions splendides d’Australie et de Nouvelle-Guinée, le premier lien entre les nouveau-nés et leurs parents, le premier signe de reconnaissance, le premier mot de passe est enseigné et appris avant même la naissance alors que l’oisillon est encore dans son œuf. Un lien tissé par la voix. Une maman qui parle à son petit sans le voir à travers la coquille d’un œuf. Une maman qui reconnaîtra dans les premiers sons que son petit émettra à sa naissance, dans les premiers appels qu’il lui adressera l’écho du son de sa propre voix.

Né à notre insu. Né des autres…

Les philosophes, dit Élisabeth de Fontenay (dans un très beau livre « Acte de naissance »), les philosophes butent sur le paradoxe de devoir admettre que « j’ai été avant de savoir que j’étais ». Nous sommes nés à notre insu, un originel dessaisissement, une absence de commencement. Ce serait la tâche de l’écriture, poursuit-elle, ce serait la tâche de l’écriture, pensée, littérature, art que de s’aventurer à en porter témoignage.

http://www.seuil.com/livre-9782021039528.htm

Nous avons été avant même de sentir, avant même de savoir que nous étions et cette merveilleuse appropriation de nous-mêmes, des autres et du monde est un après-coup, une appropriation rétrospective.

Toujours une image nous manque qui nous confie à sa recherche, dit Pascal Quignard.

Élisabeth de Fontenay cite Jean-François Liotard, auquel elle a consacré un livre. Il parle de l’énigme d’être né en manquant notre naissance. « Ce fait de n’avoir rien su de mes premières années devrait interdire définitivement l’emploi de la première personne du singulier et faire basculer celui qui parle ou écrit dans un je sans moi, incapable de la moindre appropriation de soi-même. Et puisque nous sommes nés avant d’être nés à nous-mêmes, nous sommes donc nés des autres, mais aussi nés aux autres et les autres deviennent une partie de nous. »

Mais si nous avons été au tout début, avant même de savoir, de sentir que nous étions. Si nous sommes un jour apparu à nous-mêmes alors que nous étions déjà là et que nous avions déjà commencé à nous construire, mais sans vraiment savoir encore qu’il s’agissait de nous, une mémoire de ces tout premiers temps s’est inscrite en nous. Des souvenirs de nos premières émotions, de nos premières peurs, de nos premières joies, du regard, du sourire, des gestes, des voix, des odeurs de notre mère et des adultes qui se sont penchés vers nous, qui nous ont pris dans leurs bras, des souvenirs de l’étrangeté de cette langue ou de ces langues que nous avons apprises alors qu’elles nous étaient encore étrangères. Et ces souvenirs dont nous ne sommes pas aussi peu conscients se sont inscrits en nous au tout début de notre existence.

Il ne s’agit pas tant, pour reprendre les mots de Liotard que cite Élisabeth de Fontenay, il ne s’agit pas tant d’un je sans moi que d’un moi qui est présent dans celle ou dans celui qui dit je, mais sans que ce moi puisse être convoqué. Le je est empli de ce moi, même si cette portion de ce moi demeure invisible à celle ou celui qui dit je.

Nos premières expériences. Notre conscience…

Nos premières expériences sont inscrites en nous. Ces premières expériences, ces premières relations durant lesquelles nous sommes nés aux autres et à nous-mêmes, même si elles nous demeurent inaccessibles, nous ont transformés et nous les transformons. Elles continuent à colorer nos émotions, nos inquiétudes, nos espoirs, nos souvenirs, nos peurs, nos joies, nos douleurs, nos souffrances, nos désirs, nos plaisirs. Elles continuent à colorer cette sensation, cette certitude que nous avons d’être pleinement nous-mêmes, cette sensation sans erreur possible que c’est de nous qu’il s’agit. En amont et en aval des mots, en dehors des mots, en deçà du langage, avant le langage, en deçà même de la pensée, ce sentiment de vivre, de se vivre, ce sentiment de continuité, cette certitude qu’il s’agit de notre corps, de nos émotions, de nos rêveries, que c’est à nous qu’il arrive quelque chose, que c’est notre bras qui bouge quand nous bougeons le bras, la conscience d’être nous, la conscience elle-même, notre conscience, et cette manière dont nous vivons cette sensation d’être nous-mêmes dont nous vivons de l’intérieur le récit singulier de notre vie.

« L’espace prend la forme de mon regard », dit Hubert Reeves. Nous-mêmes en train de vivre, en train de nous vivre, en train de vivre le monde. Ce sentiment profond et évident de subjectivité, ce récit vécu à la première personne du singulier auquel aucun autre récit ne peut se substituer, auquel tant de récits peuvent contribuer sans jamais pouvoir d’y substituer.

Oui, Caius était mortel. Mais moi…
Il y a dans un livre de Léon Tolstoï un passage poignant. C’est une nouvelle, « La mort d’Ivan Illitch ». Dans les profondeurs de son cœur écrit Tolstoï, dans les profondeurs de son cœur Ivan Illitch savait qu’il était en train de mourir, mais non seulement il ne s’habituait pas à cette idée, il ne pouvait tout simplement pas la comprendre. Le syllogisme qu’il avait appris « Caius est un homme, les hommes sont mortels, donc Caius est mortel » lui avait toujours paru exact quand il concernait Caius. Mais que signifiait-il s’il fallait qu’il se l’applique à lui-même ? Il n’était pas Caius. Il n’était pas une abstraction, mais un être différent de tous les autres. Il avait été le petit Vania avec une maman et un papa, avec Mitia et Volodia, avec des jouets et une nurse et, plus tard avec Katlinka. Et avec toutes les joies, les souffrances, les émerveillements de l’enfance, puis de la jeunesse. Qu’est-ce que Caius pouvait savoir de l’odeur de ce ballon rayé en cuir que lui, Vania, avait tant aimée ? Est-ce que Caius avait embrassé la main de sa mère de cette façon ? Est-ce que la soie de la robe de sa mère avait crissé de cette façon pour Caius ? Est-ce que Caius avait fait un chahut comme lui, Vania, à l’école quand les gâteaux étaient mauvais ? Est-ce que Caius avait aimé comme Vania ?

Oui, Caius était mortel. Mais moi, petit Vania, Ivan Illitch, avec toutes mes pensées et toutes mes émotions, c’est une tout autre affaire. Ce n’est pas possible que « je » doive mourir, ce serait trop horrible.

Ce qui nous arrive, c’est à nous, à nous seuls que cela arrive. Nous habitons notre corps, nous sommes notre corps. La faim, la soif, le désir, la douleur que nous percevons sont notre faim, notre soif, notre désir, notre douleur.

C’est de nous qu’il s’agit
Des travaux récents de neurosciences suggèrent qu’une petite région à l’intérieur de notre cerveau, l’insula (littéralement « l’île ») participe de manière importante à cette sensation que ce qui nous arrive, c’est à nous que cela arrive.

La partie antérieure de l’insula semble intégrer toutes les perceptions des modifications qui surviennent à l’intérieur de notre corps et les convertir en sensations subjectives, en source d’attention, d’émotion. Ce qui survient en nous, une accélération du rythme des battements de notre cœur, un changement de la température de notre corps, une sensation de faim ou une sensation de satiété après un bon repas. Et les émotions que nous ressentons : joie, tristesse, peur, indignation, incertitude, dégoût, attraction, plaisir… Et aussi la reconnaissance des mouvements de notre corps : c’est notre main qui est en train d’ouvrir une fenêtre. La conscience qu’il s’agit non seulement de notre corps, mais de nous au sens large, de ce que nous ressentons, de nos relations aux autres. Et c’est dans l’insula et une autre région, le cortex cingulaire antérieur, que s’opère la conversion de la perception d’une agression d’une partie de notre corps (piqûre, brûlure, torsion, pression, agression chimique). C’est dans l’insula et dans le cortex cingulaire antérieur que s’opère la conversion de cette perception d’agression en une sensation de douleur, de souffrance… Ça fait mal et il faut que cela cesse !

Les frontières entre nous et les autres…
Mais comment s’établissent ces frontières entre nous et le monde, entre nous et les autres ? Comment au tout début de notre existence apprenons-nous à faire la différence entre nous et ceux qui nous entourent et avec qui nous entrons en relation, ceux qui nous rassurent, nous éveillent, nous prennent dans leurs bras, nous nous nourrissent, ceux sans lesquels nous ne sommes rien ? Comment apprenons-nous à distinguer ce qui nous arrive de ce qui arrive aux autres, de savoir que ce qui nous arrive survient en nous et pas ailleurs, survient en nous et pas aux autres ?

Un moi est beaucoup plus vaste que son narrateur, dit Siri Husvedt, dans « La femme qui tremble ». Le je de l’autobiographie n’est personne sans un tu, car après tout, pour qui est-ce que nous racontons notre histoire ?

Il y a des moments où je me trouve perdu en toi, dit Siri, et il y a aussi des moments où je regarde quelque chose avec une telle intensité que je disparais. Nous répondons à ce qui est au-delà de notre propre corps avec des sensations, avec des sentiments, des émotions.

À la fin du 19° siècle, le médecin, philosophe et psychologue, William James, le frère de l’écrivain Henri James, propose dans les principes de la psychologie de distinguer le moi physique, biologique, physiologique, matériel : le corps, d’un autre moi : plus vaste, qui dépasse de loin les frontières du corps, un moi qui se transforme, se dilate, se contracte au cours du temps en fonction des circonstances et de nos relations aux autres, un moi qui inclut les autres.

Quelles sont les frontières de notre corps ?
Quelle est notre capacité à distinguer, à savoir que ce qui nous arrive se passe en nous et pas ailleurs ?

Quelles sont les frontières de notre corps ? Cette question peut paraître naïve, mais notre perception de ces frontières qui nous paraissent évidentes, qui nous paraissent aller de soi, résultent d’un apprentissage au tout début de notre vie et elles demeurent mouvantes et se reconstruisent continuellement en nous.

La philosophe Simone Weil écrivait, parlant de ses migraines : « A un certain moment la douleur est atténuée quand elle est projetée dans l’univers, mais l’univers en est amoindri. La douleur est plus intense quand elle revient à la maison, mais quelque chose en moi ne souffre pas et demeure en contact avec un univers qui n’est pas amoindri. La douleur quitte le corps, traverse l’espace et revient. » Simone Weil a mal à l’univers et l’univers en est amoindri. Puis elle a mal avec l’univers et l’univers est restauré.

Nicolas Danziger, dans un très beau livre « Vivre sans la douleur » évoque le philosophe Ludwig Wittgenstein qui proposait qu’il pourrait être possible de localiser sa propre douleur dans le corps d’une autre personne ou même, disait-il, de la localiser dans un meuble ou dans n’importe quel espace vide. Dans un meuble ou, comme Simone Veil, dans l’immensité de l’univers.

http://www.franceculture.fr/oeuvre-vivre-sans-la-douleur-de-nicolas-danziger

En 1998, Matthew Botvinick et Jonathan Cohen, deux chercheurs des départements de psychologie et de psychiatrie de l’université de Pittsburgh publiaient dans la revue Nature une étude aux résultats surprenants.

http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/f/fiche-article-la-main-fantome-23857.php

Une étude évoquant une expérience de magicien, de prestidigitateur, une attraction de baraque de foire… On demande à une personne de s’asseoir devant une table et de poser son avant-bras gauche et sa main gauche sur la table. Il y a sur la table un écran vertical entre son corps et son bras gauche qui l’empêche de voir son bras et sa main. Et devant la personne, à sa gauche, parallèle à son bras invisible, il y a sur la table un avant-bras et une main en caoutchouc bien visibles. L’expérimentateur qui tient un pinceau dans chacune de ses mains frotte légèrement de la même manière, en même temps et au même rythme, à la fois la main gauche cachée invisible et la main en caoutchouc qui est visible. Au bout de quelques dizaines de secondes, la personne a l’impression que la main en caoutchouc est sa main, qu’elle est touchée par le pinceau, qu’elle lui envoie des sensations tactiles. Et bien qu’à l’évidence cette main artificielle ne puisse être sa main, la personne a l’impression, elle a l’illusion que cette main en caoutchouc fait partie de son corps. Cette expérience qui a été depuis reproduite de nombreuses fois a été appelée « L’illusion de la main en caoutchouc ». Lorsque les chercheurs demandent à la personne de fermer les yeux et d’indiquer à l’aide de l’index de la main droite la position de leur main gauche, la personne pointe en direction de la fausse main en caoutchouc.

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http://www.youtube.com/watch?v=sxwn1w7MJvk

En 1998, la même année où Botvinick et Cohen publiaient leurs résultats dans la revue Nature, un chercheur de l’université de Californie à San Diego, Ramachandran, publiait avec ses collaborateurs d’autres résultats préliminaires encore plus étranges. Ils avaient réalisé le même type d’expérience, mais au lieu de caresser en même temps, au même rythme la main d’une personne qui ne pouvait voir sa main et une main en caoutchouc, ils avaient caressé en même temps la main d’une personne qui ne pouvait voir sa main et une table. Et la personne avait eu l’illusion que la table lui renvoyait des sensations tactiles, que la surface de la table faisait partie de son corps. Lorsque la main de caoutchouc (ou la table) est menacée, lorsque le chercheur fait semblant de frapper la fausse main ou la table, la personne commence à transpirer, tressaille ou retire brusquement sa main –sa véritable main- qui lui est invisible, disant ressentir une impression de danger, de douleur à venir, comme si le coup porté à la main de caoutchouc ou à la table allait faire souffrir la personne.

Ramachandran : http://fr.wikipedia.org/wiki/Vilayanur_S._Ramachandran

Nous sentir à un endroit où nous ne sommes pas.
En 2007, Éric Herson et ses collègues de l’Université Oxford (GB) complètent ces données dans une étude d’imagerie cérébrale fonctionnelle publiée dans les comptes rendus de l’Académie des Sciences des États-Unis. Leur étude indique que lorsqu’ils approchent une aiguille de la fausse main en caoutchouc, il y a chez les personnes une activation dans le cerveau des deux régions (l’insula et le cortex cingulaire antérieur) qui jouent un rôle dans cette sensation que ce qui nous arrive c’est dans notre corps que cela arrive. Ces deux régions font naître en nous, lors d’une agression de notre corps, la sensation de douleur.

Ainsi nous pouvons, dans des circonstances particulières, intégrer ce qui ne fait pas partie de notre corps à l’image que nous nous faisons de notre corps, aux sensations que nous percevons à partir de notre corps, à la sensation qu’il s’agit de nous. On peut alors nous toucher en touchant un endroit où nous ne sommes pas, on peut alors nous menacer en menaçant un endroit où nous ne sommes pas. Nous sentons le pinceau sur notre main et nous voyons la main de caoutchouc ou la table ou une boîte en carton être caressées au même rythme et, soudain, notre perception tactile et notre perception visuelle se croisent, se fondent et transforment pour un temps cet objet en caoutchouc ou cette portion table ou cette boîte de carton en une partie de nous. Comme si notre cerveau tentait en permanence de construire une représentation de notre corps à partir de la cohérence des perceptions que nous renvoient nos sens. La plupart du temps cette reconstruction correspond aux frontières réelles de notre corps, mais parfois une illusion révèle le caractère mouvant, fragile, toujours recommencé de cette sensation qui nous semble évidente, permanente, établie depuis longtemps en nous, une fois pour toutes, la frontière entre nous et le reste du monde.

Mal à l’autre
Mais il y a, nous l’avons vu, d’autres circonstances où nous pouvons ressentir en nous une émotion, une douleur, une souffrance dont la source n’est pas localisée dans notre propre corps. C’est quand cette émotion (cette douleur, cette souffrance) a sa source dans le corps ou l’esprit d’une autre personne, c’est quand nous avons mal à l’autre, mal pour l’autre.

La compassion, l’empathie, la sympathie, de geste de secours envers l’autre, le souci de l’autre, c’est avoir mal à l’autre, mal pour l’autre. C’est vouloir faire cesser notre propre souffrance en faisant cesser la souffrance de l’autre, en l’aidant, en le consolant.

Nous vivons en nous les émotions que nous percevons chez les autres, mais dans le même temps nous savons aussi qu’il s’agit de l’autre, nous savons que la source de notre douleur n’est pas dans notre corps. C’est vers l’autre que nous allons pour le soulager d’une douleur, ce n’est pas vers notre propre corps que nous nous tournons pour soulager notre souffrance. Nous avons mal à l’autre, mais nous savons qu’il s’agit de l’autre, que sa douleur est la source de notre douleur, que nous avons mal pour l’autre.

Il y a plusieurs façons de partager, de vivre en nous, de ressentir la douleur qu’exprime une autre personne et qui résonne en nous, dans notre corps et dans notre esprit.

Et il y a plusieurs manières très différentes d’y répondre. Certaines sont source d’humanité, d’autres sources d’inhumanité.

Nous explorerons ces différentes formes possibles de réponse à la souffrance des autres dans une prochaine émission.

Réflexions personnelles
Il y aurait lieu de modifier la fameuse phrase de Sartre : « Je ne suis pas ce qu’on a fait de moi, je suis ce que j’ai fait de ce qu’on a fait de moi » en « Je ne suis pas uniquement ce qu’on a fait de moi, je suis ce que je fais de ce qu’on a fait de moi et qu’‘on’ continue à faire de moi ».

Camus avait raison : « Je me révolte, donc nous sommes ». Mais avait-il vu que cette « révolte » se nomme, depuis la nuit des temps, « solidarité » et que celle-ci est indissociable de notre nature et de notre survie ?

Je est un autre. Rimbaud inaugure, à mon sens, la modernité… Prééminence de la poésie. Primauté de la pensée de Jérusalem sur la pensée d’Athènes.

La recherche du confort personnel, du développement personnel, le fantasme de ne dépendre de personne et de « s’être fait soi-même » sont des sources d’inhumanité. Et il n’a pas fallu vingt ans après la Shoah pour que la culture de la construction de soi par la destruction de l’autre ne réapparaisse dans l’indifférence générale, dans un consensus qui n’en finit pas de faire des victimes. On a cru, à cette époque, créer de la différence et on a développé une culture de la mêmeté, de l’indifférence malgré les mises en garde de Levinas, par exemple… Le régime nazi avait transformé l’autre homme en un objet. Les années septante ont inauguré le culte de l’objet gagné à n’importe quel prix, gagné sur l’autre. Il fallait « être gagnant » et personne n’a relevé que ceux qui ne gagneraient pas seraient les perdants. Et aujourd’hui, sans avoir encore identifié la source du mal, nous perdons tous et c’est le grand retour des boucs émissaires.

Dès la naissance, dès que nous venons au monde commence à se tisser ce lien vital entre le nouveau-né et sa mère, ce dialogue, cet échange à partir desquels nous nous découvrons à mesure que nous découvrons l’autre. Et nous découvrons l’autre à mesure que nous nous découvrons. Ameisen

Il est possible que, plus ou moins consciemment, plus ou moins intensément, nous souffrions toujours deux fois.
D’abord lorsque l’autre nous fait du mal.
Ensuite –plus ou moins vite, plus ou moins fort-, ensuite lorsque nous pressentons la misère de celui, ou de celle, qui nous a fait souffrir et cette misère a dicté, malgré lui, sa négligence, sa violence, son jugement ou son rejet.
Je ne pourrais déterminer avec certitude laquelle de ces deux douleurs est la plus intense, la plus profonde, celle qui laissera le plus de traces en nous, celle dont nous devrons nous occuper le plus longtemps… Avoir mal et avoir mal à l’autre en même temps, et pressentir qu’il s’agit un peu de la même chose, car si « nous sommes nés des autres, mais aussi nés aux autres et si les autres deviennent une partie de nous » (Jean-François Liotard), alors, nous pourrions mourir lorsque les autres distillent en nous leurs misères. Et nous pourrions avoir peur que l’autre ne meure de la douleur qui a initié son manquement à l’altérité…
Reste alors à trouver les ressources pour s’occuper de tout, de notre blessure et de celle de l’autre. Et accepter, sans dolorisme, de souffrir deux fois. De souffrir sans espoir de récompense, sans rédemption. Pour rien… Ou pour le plus important : la préservation de la possibilité que « de l’autre » émerge malgré tout, même si.
Mais qu’en est-il de ce qui se passe chez l’autre qui me regarde, qui devrait discerner mes signaux de détresse, ma souffrance ?
Et comment est-il possible qu’il continue même si je le supplie, plus ou moins ouvertement, de s’arrêter ? De quelle impossibilité s’agit-il ? De quel aveuglement ?
Est-ce le besoin de soulager une colère qu’il ne peut assumer ? La nécessité de faire cesser sa propre souffrance en la projetant sur moi ? Est-ce la conséquence de son impossibilité de se décentrer, de cesser de regarder son nombril ?…

… enfoui au plus profond de son être se trouvait aussi un inaltérable noyau d’ignorance quasi- préhistorique…

Non seulement mon père n’approuvait pas la façon dont Kenny menait ses affaires, mais il n’aimait pas non plus la façon dont Lenny Lonoff gérait son magasin d’accessoires automobiles. Quand il eut dit tout cela à Lil, loin de rétorquer qu’il ignorait ce dont il parlait ou qu’elle n’avait cure de son avis, elle resta là à l’écouter et s’abstint de toute insolence et, à mon avis, cette infinie patience contribua davantage peut-être à le séduire que cette opulence à la Rubens dans laquelle il ne tarderait pas à voir le résultat de son obstination à beaucoup trop manger en dépit des implacables reproches dont il l’accablait, à chaque repas, à chaque plat, chaque fois qu’elle se resservait. Manger était son unique possibilité de vengeance et, comme la tumeur, quelque chose qu’il ne pouvait stopper, malgré toutes ses invectives

Il n’avait jamais pu comprendre qu’une capacité d’abnégation et d’autodiscipline de fer telles les siennes était un don exceptionnel et non universel. Dans son esprit, si un homme, malgré les multiples handicaps et les limites qui l’accablaient, si un homme tel que lui avait ce don, alors n’importe qui l’avait. De la volonté, il ne fallait rien d’autre – à croire que la volonté pouvait se cueillir sur les arbres. Son dévouement inébranlable envers ceux dont il se sentait responsable le poussait apparemment à réagir de façon viscérale tout autant à ce qu’il percevait comme leurs manquements qu’à ce qu’il prenait – pas nécessairement à tort – pour leurs besoins. Et parce que sa personnalité était impérieuse, et qu’enfoui au plus profond de son être se trouvait aussi un inaltérable noyau d’ignorance quasi préhistorique, il ne soupçonnait aucunement combien stériles, exaspérantes et même, parfois, combien cruelles pouvaient être ses admonestations. Il vous aurait volontiers affirmé que tout le monde peut mener boire un cheval et que tout le monde peut le forcer à boire : il suffit de le hocker ; de le hocker encore et de continuer à le hocker jusqu’à ce qu’il entende raison et s’exécute. (Hocker : un yidishisme qui, dans ce contexte, signifie harceler, matraquer, s’acharner à coups de mises en garde, décrets et arguments – bref, forer, au moyen de mots, un trou dans tête de quelqu’un.) Lorsqu’un certain mois de décembre, lui et Lil furent arrivés à West Palm Beach, mon père écrivit une lettre à mon frère, deux feuillets de bloc-notes couverts recto verso par son laborieux gribouillage. Sandy lui avait recommandé, pour sauvegarder la paix domestique, de se montrer un peu moins critique envers Lil, en particulier quant à sa façon de manger, du jour où ils étaient seuls tous les deux en Floride. Sandy avait ajouté qu’il serait également bien inspiré de lâcher un peu la bride à Jonathan, son benjamin, qui pour la première fois de sa vie commençait à se faire pour de bon un peu d’argent comme démarcheur chez Kodak et â qui mon père, en l’accablant de coups de fil et de lettres hebdomadaires, conseillait sans relâche, selon son habitude, d’économiser et de ne pas gaspiller.

Philippe Roth. Patrimoine.

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2 commentaires sur “Toi et moi_Ressentir, la conscience, la douleur..

  1. Marie dit :

    Très intéressant cet article.
    Marie.

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